Si la plupart des acteurs de la chaîne de production du médicament devraient œuvrer sous le label de la science, leur savoir est en fait tiré d’un flux de connaissances alimenté, véhiculé et entretenu par l’industrie pharmaceutique, et ce, dans un dialogue intime entre science et marketing. Opérant dans l’ombre, de nombreuses « mains invisibles » au service de Big Pharma élaborent en effet ces connaissances : des planificateurs de publication commandent des articles rédigés par des auteurs fantômes pour des revues médicales ; des leaders d’opinion et des représentants commerciaux sont recrutés et déployés pour orienter subtilement les médecins ; des associations de patients subissent l’influence de l’industrie et diffusent des points de vue partiaux sur les maladies ou les traitements. Finalement, au bout de cette chaîne fantomatique pilotée par ce « marketing d’assemblage », les ordonnances rédigées par les médecins feront « naturellement » place aux nouveaux médicaments promus par les compagnies pharmaceutiques. Soucieux de s’adresser à un large public, Sergio Sismondo désire, avec ce livre dont nous proposons ici une traduction inédite, lever le voile sur le management fantôme dans l’industrie pharmaceutique, un management dont nous devrions nous soucier tant il a une incidence majeure sur la santé publique.
Les médicaments sont au cœur de la médecine. La plupart des chercheurs en sciences médicales étudient leur efficacité et leur innocuité. Dans le cadre de la médecine moderne, la plupart des médecins1 ne prescrivent des médicaments que pour résoudre des problèmes de santé. Il en va de même pour nous autres patients : lorsque nous entrons dans un cabinet médical, nous espérons généralement en sortir avec une ordonnance pour des médicaments offrant une promesse de guérison, d’amélioration de qualité de vie, ou de maintien en bonne santé. Mais quelle ordonnance ? Pourquoi celle-là ? Qu’est-ce qui amène notre médecin à écrire sur sa feuille blanche ces mots et symboles en particulier ?
Entre 2009 et 2013, l’Agence européenne des médicaments1 (AEM) a homologué quarante-huit médicaments anticancéreux. Une étude révèle qu’au moment de cette homologation, il n’y avait aucune preuve d’une amélioration de la qualité de vie ou d’une augmentation des chances de survie dans 65 % des usages pour lesquels ces médicaments avaient été approuvés. Il semble que l’AEM ait fondé ses homologations sur des espoirs et non sur des preuves. Il s’avère que ces espoirs n’étaient justifiés que dans une minorité de cas, puisque même après cinq années de suivi, il n’y avait aucune preuve d’une amélioration de la survie ou de la qualité de vie dans 53 % des différents usages homologués.
En regardant le CV d’un professeur de médecine émérite, j’ai remarqué qu’il avait été l’auteur (généralement en tant que co-auteur) d’approximativement 800 articles dans des revues à comité de lecture, soit quasiment une moyenne de 30 articles par an au cours de sa carrière. Son rythme s’est accéléré et il a écrit 40 articles par an lors de la dernière décennie. Comment un scientifique peut-il publier 40 articles par an ? Tous les ans ? Dans le domaine scientifique où je travaille, 5 articles par an évalués par des pairs est déjà considéré comme quelque chose d’honorable.
2En regardant les articles publiés sur un médicament à succès (c’est-à-dire dont les ventes dépassent le milliard de dollars par an), j’ai vu que la base de données PubMed recensait dans les « principales revues de clinique » plus de 700 articles pour lesquels le nom générique de ce médicament figurait dans leurs mots-clefs. Au total, on pouvait compter 3 200 articles qui parlaient de ce médicament dans l’ensemble des revues médicales. Les autres médicaments à succès ont des profils tout à fait similaires. Pourquoi ces médicaments méritent-ils autant d’attention ?
À la première conférence des planificateurs de publication à laquelle j’ai assisté, on débattait pour savoir si les auteurs d’articles pouvaient avoir accès aux données rapportées dans ces articles. Oui, vous avez bien lu, un débat avec des personnes défendant leur point de vue ! Le comité d’organisation avait décidé de créer un panel qui aiderait à encourager la discussion autour de la déontologie éditoriale. Dans le panel figurait le Dr Aubrey Blumsohn, un chercheur en médecine devenu lanceur d’alerte, et la discussion a fini par se concentrer sur la question de l’accès des auteurs aux données.
Le Dr Kessel, sourire aux lèvres, tiré à quatre épingles, médecin et professeur, la cinquantaine, monte sur l’estrade. Il porte un costume qui doit être en crêpe de coton, une chemise à rayures bleues et blanches et une cravate jaune, une tenue parfaitement adaptée aux grandes chaleurs en cette journée d’été à Philadelphie. Le Dr Kessel, qui a été présenté comme l’auteur de plus de 500 publications et « l’une des stars des neurosciences les plus brillantes », parle sans PowerPoint, ce qui lui arrive pour la première fois depuis des années, dit-il. À cause d’une mésaventure matinale avec son chat et son portable, il a dû se démener pour rassembler les notes en vue de cette intervention et de celle qu’il fera plus tard dans l’après-midi lors de la même conférence. Il n’en reste pas moins un orateur sûr de lui, à l’aise quand il s’agit de partager son point de vue avec un auditoire presque entièrement composé de managers de compagnies pharmaceutiques. Il est le bon représentant du leader d’opinion à une conférence de l’industrie pharmaceutique qui porte sur la façon de gérer les relations avec les gens comme lui.
Le management fantôme de la médicine, Les mains invisibles de Big Pharma: https://books.openedition.org/enseditions/46996